La garantie illimitée des EPIC, vers la fin d’un privilège ?
Cour de justice, 3 avril 2014, France c. Commission, aff. C-559/12P, ECLI:EU:C:2014:217 (Affaire La Poste)
L’arrêt de la Cour de justice du 3 avril 2014, France c. Commission, C-559/12P (affaire La Poste), est une nouvelle réplique du séisme qui fait vaciller le secteur public français depuis l’affaire EDF du début des années 2000. Jusqu’à sa transformation le 1er mars 2010, en société anonyme à capitaux publics, La Poste possédait le statut d’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC). Ce statut permettait à l’établissement de posséder une personnalité juridique distincte de l’Etat, une autonomie financière et une attribution spéciale sans toutefois relever des procédures d’insolvabilité et de faillite de droit commun (cf. arrêt Cour de cassation, 1ère civ., 21 décembre 1987, BRGM, n°86-14167).
Par une décision du 26 janvier 2010 (2010/605/UE), la Commission européenne a constaté que, du fait de son statut d’EPIC, La Poste disposait d’une garantie illimitée de l’Etat français. Cette garantie plaçait l’EPIC dans une situation avantageuse par rapport à d’autres entreprises exerçant la même activité et soumises au risque de redressement et de liquidation. La Commission a conclu que l’avantage accordé à La Poste constituait une aide d’Etat incompatible avec le marché intérieur.
En confirmant l’arrêt du Tribunal du 20 décembre 2012, T-154/10, la Cour de justice relève, dans un premier temps, que la Commission a valablement constaté l’existence d’une garantie illimitée en se fondant sur un faisceau d’indices, tenant notamment de l’ « interprétation des dispositions de droit national pertinentes » (point 66 de l’arrêt de la Cour de justice). Dans un second temps, la Cour de justice juge que la preuve de l’existence d’une garantie implicite et illimitée conférée par l’Etat français aux EPIC, fait naître une présomption simple que cette garantie procure à ces établissements un « avantage immédiat (…) et constitue une aide d’Etat ». Dès lors, et contrairement à la position soutenue par la France, la Commission n’avait pas besoin de prouver l’existence d’un avantage économique pour conclure à la présence d’une aide d’Etat. Cette dernière est présumée dans la mesure où la garantie est octroyée sans contrepartie et permet notamment d’obtenir un prêt dans des conditions financières plus avantageuses que celles qui sont normalement consenties sur les marchés financiers (point 97 de l’arrêt de la Cour de justice).
La France va-t-elle devoircontinuer le processus à une remise à plat du statut de ses EPIC et transformer ces derniers en sociétés anonymes pour ainsi supprimer toute garantie illimitée avant que le séisme de l’affaire La Poste ne conduise à un tsunami de procédures formelles de la part de la Commission? Rien n’est moins sûr. La Cour de justice ne s’est pas prononcée sur la possibilité pour l’Etat français de conférer une garantie implicite aux EPIC sans que celle-ci soit systématiquement considérée comme une aide d’Etat incompatible avec le droit de l’Union européenne. En laissant cette question ouverte, la Cour de justice offre la possibilité à l’Etat français de renverser la présomption de l’avantage économique.
Même si la Cour de justice a entériné la position selon laquelle tous les EPIC bénéficient d’une garantie illimitée (I), il demeure possible pour l’Etat français de prouver que cette garantie illimitée n’a pas pour conséquence de conférer à l’EPIC un avantage économique par rapport à d’autres entreprises exerçant la même activité (II). Cependant, cette preuve s’avère difficile s’agissant des EPIC et une réforme de la garantie qui leur est accordée semble nécessaire sans pour autant entraîner sa disparition (III).
I – La garantie illimitée des EPIC (présumée) constitutive d’une aide d’Etat
Alors que la France reprochait au Tribunal d’avoir commis une erreur de droit en jugeant que la Commission avait suffisamment établi l’existence d’un avantage, la Cour a validé le raisonnement du Tribunal en indiquant qu’il existe une présomption simple « selon laquelle l’octroi d’une garantie implicite et illimitée de l’Etat en faveur d’une entreprise qui n’est pas soumise aux procédures ordinaires de redressement et de liquidation a pour conséquence une amélioration de sa position financière par un allègement des charges qui, normalement, grèvent son budget » (point 98 de l’arrêt de la Cour de justice). Cette formule impose à la Commission de rapporter la preuve de l’existence d’une garantie (explicite ou implicite) et du caractère illimité de cette dernière.
Si la Commission a rapporté la preuve de l’existence, non pas explicite, mais implicite d’une garantie illimitée accordée par la France aux EPIC, c’est qu’il n’existait pas dans la législation nationale de disposition prévoyant explicitement l’existence d’une telle garantie. La Commission s’est fondée sur un arrêt du Conseil d’Etat du 18 novembre 2005, Société fermière de Campoloro, n°271898, qui « établit que le régime de responsabilité de l’État dans la mise en œuvre de la procédure de recouvrement des dettes des établissements publics présente toutes les caractéristiques d’un mécanisme de garantie » (point 92 jugement du Tribunal T-154/10). La Commission a également mentionné une note du Conseil d’État produite en 1995 dans l’affaire du Crédit Lyonnais (considérant 139 de la décision attaquée). Dans cette note, le Conseil d’État a fondé une garantie implicite sur la seule nature d’établissement public de l’organisme : « À l’occasion du projet de loi relatif à l’action de l’État dans les plans de redressement du Crédit Lyonnais et du Comptoir des Entrepreneurs, le Conseil d’État a […] estimé que la garantie de l’État à cet établissement découlera, sans disposition législative explicite, de la nature même d’établissement public de l’organisme» (Extrait du rapport public du Conseil d’Etat pour 1995). L’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 26 septembre 2006, Société de gestion du port de Campoloro et Société fermière de Campoloro c. France (nº 57516/00) a aussi été cité par la Commission pour soutenir ses allégations (considérant 204 de la décision attaquée).
L’existence d’une garantie implicite et illimitée fait naître une présomption selon laquelle cette garantie procure un avantage pouvant mener à la constatation d’une aide d’Etat. La Cour de justice a pris soin d’indiquer qu’il s’agit d’une présomption simple, qui peut dès lors être renversée.
II – La présomption réfragable de l’avantage procuré par la garantie
L’arrêt La Poste ne doit pas être interprété en ce sens que le statut des EPIC entraîne nécessairement le constat d’une garantie illimitée incompatible avec le droit de l’Union européenne. La position de la Commission quant aux garanties illimitées, était déjà connue depuis l’affaire EDF en 2003 (décision C(2003)4637). Néanmoins, des décisions postérieures ont montré que la ligne défendue par la Commission pouvait être nuancée.
Ainsi, dans l’affaire Laboratoire national d’essai (LNE), concernant à la fois une garantie illimitée et des subventions, la Commission suspecte que la garantie octroyée par l’Etat français à l’établissement constitue une aide d’Etat incompatible avec les règles du marché commun et ouvre une procédure formelle tout en proposant à la France des mesures utiles sur le modèle de l’affaire EDF (décision du 5 juillet 2005, NN 88/2004 et E 24/2004). Pourtant, dans sa décision finale, la Commission n’examine pas la garantie et décide que les subventions accordées au laboratoire sont compatibles avec les règles relatives aux aides d’Etat (décision du 22 novembre 2006, C24/2005). Elle ajoute qu’ «après une analyse des conditions de prêts octroyées par les banques au LNE, même si la garantie corollaire du statut d’établissement public à caractère industriel et commercial offrait un avantage au LNE pour les activités du secteur public, cet avantage resterait très faible en valeur, proche du montant de minimis, et ne conduirait pas à remettre en cause les tests de proportionnalité » (note de bas de page n°34 de la décision). Même si cette solution s’applique exclusivement aux subventions destinées à la compensation d’une activité du service public de l’établissement, elle conduit à penser que si l’Etat français arrive à prouver que l’avantage conféré à un EPIC est en réalité extrêmement faible, voire nul, la présomption d’aide d’Etat pourrait être renversée. Au regard de la décision LNE, l’absence d’avantage réel pourrait être prouvée en démontrant notamment que l’EPIC ne bénéficie pas de taux d’emprunt avantageux, quand bien même il serait assuré contre l’insolvabilité ou encore que les montants d’emprunt sont suffisamment faibles pour que la garantie de l’Etat soit proche du seuil de minimis. L’absence de relations contractuelles privilégiées basées sur l’existence de la garantie illimitée, entre l’EPIC, ses fournisseurs et ses clients, pourrait également étayer l’absence d’avantage. L’existence de contrats d’assurance couvrant la responsabilité contractuelle et extracontractuelle de l’EPIC, peut aussi être prise en compte. Enfin, des situations pourraient se présenter, dans lesquelles l’unique bénéficiaire d’une activité économique d’un EPIC est la personne publique. Dans une telle hypothèse, l’avantage conféré par la garantie illimitée n’a aucune raison d’être, l’Etat ne pouvant bénéficier de sa propre garantie.
Des garanties d’Etat accordées à des EPIC ont déjà été déclarées compatibles avec le marché intérieur. Dans l’affaire Institut français du pétrole (IFP), la Commission a conclu à la compatibilité de la garantie illimitée accordée à l’IFP en se fondant sur deux raisons : l’activité économique bénéficiant de la garantie représente une part accessoire de l’activité de l’IFP et l’essentiel de l’activité de ce dernier permet la diffusion de connaissances scientifiques (décision du 29 juin 2011, C35/2008). Cette exception tend à se rapprocher du critère de l’activité non-économique empêchant que toute aide accordée à cette activité soit qualifiée d’aide d’Etat.
Les affaires IFP et LNE sont néanmoins difficilement généralisables. La Commission, soutenue par la Cour de justice, tient une ligne assez dure à l’égard des garanties illimitées accordées aux EPIC. En effet, le caractère illimité de la garantie, à la fois dans le montant et dans la durée, place systématiquement les EPIC dans une situation plus favorable sur un secteur concurrentiel, dans la mesure où ils peuvent adopter des comportements qui seraient perçus comme risqués dans des conditions normales de marché. D’ailleurs, dans l’affaire IFP, la décision de la Commission aurait sans doute été négative si les autorités françaises n’avaient pas pris une série d’engagements, notamment : la séparation des comptes entre les activités économiques et les activités non-économiques et l’insertion de clauses dans les contrats entre l’institut et ses filiales de droit privé stipulant la non-extension de la garantie illimitée à leurs relations économiques (articles 8 et 9 de la décision C35/2008). S’agissant de l’affaire LNE, la compatibilité de la garantie illimitée n’est pas encore officiellement tranchée et la France sera peut être amenée à réformer la garantie accordée à cet EPIC.
III – Un maintien du statut d’EPIC sous couvert d’une réforme de la garantie illimitée
Le statut d’EPIC n’a aucune raison de disparaître et la Commission ne peut encore moins imposer la transformation de ces établissements en entreprises de droit privé. En effet, l’article 345 du TFUE stipule que les traités ne préjugent en rien le régime de la propriété dans les États membres. Toutefois, si l’Etat membre ne parvient pas à renverser la présomption d’avantage, un aménagement au cas par cas de la garantie accordée aux EPIC semble inévitable. Un alignement sur les conditions énoncées dans la communication de la Commission du 20 mai 2008 sur l’application des articles 87 et 88 du traité CE aux aides d’Etat sous forme de garanties (JOUE C/155, 20 juin 2008) permettrait de maintenir la garantie de l’Etat accordées aux EPIC tout en respectant les exigences de l’Union européenne.
La communication de la Commission fixe quatre conditions majeures pour exclure la présence d’une aide d’Etat :
- l’emprunteur n’est pas en difficulté financière;
- la portée de la garantie peut être mesurée de façon adéquate lors de son octroi. En d’autres termes, la garantie doit être attachée à une opération financière précise, porter sur un montant maximal déterminé et être limitée dans le temps ;
- la garantie ne couvre pas plus de 80 % du solde restant dû du prêt ou autre obligation financière. Ce seuil de 80% n’est pas applicable à la garantie accordée pour financer un établissement dont la seule activité consiste à fournir un service d’intérêt économique général (SIEG). La limite de 80% s’applique si l’établissement fournit d’autres SIEG ou exerce d’autres activités économiques.
- la garantie donne lieu au paiement d’une prime conforme au prix du marché
Si une des conditions n’est pas remplie, la garantie n’est pas automatiquement qualifiée d’aide d’État. Toutefois, en cas de doute quant au caractère d’aide d’État de la mesure envisagée, la Commission demande sa notification en application de l’article 108 § 3 TFUE.
Pour écarter la qualification d’aide d’Etat, il conviendrait notamment de supprimer le caractère illimité dans le temps de la garantie (deuxième condition de la communication). De plus, un régime de financement de la garantie par les EPIC devrait être mis en place pour remplir la quatrième condition.
Dans les cas où la garantie accordée aux EPIC ne peut pas faire l’objet d’un recouvrement dans la mesure où il s’agit d’une « aide existante » (article 108 § 1 TFUE), la Commission peut inciter l’Etat membre à modifier le régime de l’aide existante dès lors qu’il est incompatible avec le marché intérieur. Ainsi dans plusieurs affaires, la Commission a incité des Etats membres à séparer les activités économiques des activités non-économiques de leurs établissements (en créant, par exemple, des filiales) et à assurer, au moyen de normes contraignantes, que les activités économiques ne seraient pas couvertes par la garantie de l’Etat (cf. décision IFP supra).
Lorsque le régime des aides existantes ne s’applique pas, la question demeure de savoir comment la Commission peut évaluer le montant à recouvrer si l’Etat membre refuse de mettre un terme à la garantie illimitée. Il est en effet difficile d’évaluer le montant de l’avantage réel conféré par la garantie illimitée, d’autant plus dans les cas où les taux des emprunts accordés par les établissements de crédit aux bénéficiaires de la garantie, ne sont pas plus élevés que ceux accordés aux entreprises ne bénéficiant pas de la garantie. Il en va de même lorsque les partenaires contractuels de ces établissements ne présentent pas des tarifs différents (pour l’achat ou la fourniture de biens et de services) de ceux conclus avec des entreprises non-bénéficiaires de la garantie.
La question de la garantie illimitée accordée aux EPIC est loin d’être tranchée. Par inertie, cette problématique pourrait s’étendre également aux EPA (établissements publics administratifs). En effet, le droit des aides d’Etats ne s’appliquent pas seulement aux activités industrielles et commerciales mais plus généralement aux activités économiques. Dans des secteurs tels que la santé ou la recherche, certaines activités relevant des SIEG mettent en concurrence des acteurs publics et des acteurs privés sur des thématiques indéniablement économiques. Dans ces cas précis, une nouvelle donnée peut entrer en jeu : l’articulation entre le système de garantie illimitée et les mécanismes de compensation offerts aux SIEG. Quel serait alors l’impact d’une garantie illimitée si les organismes chargés d’une mission de SIEG voient déjà leurs déficits compensés ? Les principes de la jurisprudence Altmark trouvant à s’appliquer, il n’y aurait en théorie aucune raison de contester l’existence d’une garantie illimitée, puisque cette dernière ne conférerait aucun avantage à l’établissement dans l’exercice du SIEG. La contestation demeurerait pour les autres activités de l’établissement non-couvertes par le SIEG.
La France doit s’interroger sur une refonte de son régime de garantie accordée aux EPIC afin de satisfaire aux règles de l’Union européenne en matière d’aide d’Etat. Néanmoins, l’arrêt La Poste ne signe pas la fin du statut d’EPIC ni de la garantie y afférente. Une approche au cas par cas permettra d’établir quels sont les établissements publics qui bénéficient réellement d’un avantage du fait de cette garantie. De plus, si l’avantage est présumé et si l’aide n’entre pas dans le régime des aides existantes, encore faut-il pouvoir quantifier cet avantage pour procéder à son recouvrement. En somme, le débat sur le statut des EPIC et la garantie illimitée est loin d’être clos.
Alexis Baudelin, diplômé du Master 2 Droits et contentieux de l’Union européenne, élève avocat à l’EFB
*L’analyse développée dans cet article n’engage que son auteur
L’analyse développée dans cet article a fait l’objet d’un développement récent à l’occasion de l’arrêt du Tribunal du 26 mai 2016, France et IFP Énergies nouvelles c. Commission dont vous trouverez un commentaire en cliquant sur ce lien