Non conformité de certains prélèvements sociaux français au droit de l’Union européenne
Cour de justice, 26 février 2015, Ministre de l’Économie et des Finances c. Gérard de Ruyter aff. C-623/13, ECLI:EU:C:2015:123
Le 26 février dernier, la Cour de justice de l’Union européenne (1), est venue trancher une affaire concernant la France, dont les enjeux se chiffrent en milliards d’euros pour le Trésor. L’arrêt, rendu suite à une question préjudicielle du Conseil d’Etat, portait sur l’assujettissement aux prélèvements sociaux d’un résident fiscal français travaillant dans un autre Etat membre de l’Union européenne (en l’espèce les Pays-Bas).
Cette affaire, dont la solution a été relayée par de nombreux journaux généralistes, illustre l’intérêt d’une bonne connaissance du droit de l’Union européenne dans les contentieux nationaux, et notamment en matière de droit fiscal.
Dispositif et portée de l’arrêt
Cet arrêt vient préciser que certaines impositions françaises, participants à financer la sécurité sociale, sont perçues en contrariété du règlement n°1408/71 du Conseil du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté.
Or ce règlement, met en place un système complet de règles de conflit, ayant pour effet de soustraire au législateur de chaque État membre le pouvoir de déterminer à sa guise l’étendue et les conditions d’application de sa législation nationale. Ainsi, le règlement pose un principe d’unicité de la législation applicable en matière de sécurité sociale, et en interdit le cumul.
Les articles 13 à 16 du règlement permettent de déterminer quelle législation sociale est applicable à chaque situation. Le principe est qu’un contribuable est soumis à la législation sociale de l’État dans lequel il est employé.
L’arrêt conclut que la CSG (Contribution sociale généralisée, article 1600-0 C du Code général des impôts – CGI), la CRDS (Contribution pour le remboursement de la dette sociale, article 1600-0 G et 1600-0 H du CGI), le prélèvement de social (1600-0 F bis du CGI) et la contribution additionnelle (L. 14-10-4 du code de l’action sociale et des familles) rentrent dans le champ d’application du règlement.
La conséquence de cette conclusion est que l’État français ne peut percevoir de tels prélèvements que sur des personnes soumises à sa législation sociale.
L’arrêt concerne les rentes viagères et les revenus du patrimoine, mais les termes sont suffisamment larges pour concerner l’ensemble des impôts dont le produit est affecté au financement de la sécurité sociale. Ainsi, le prélèvement de solidarité (article 1600-0 S du CGI), qui n’existait pas à la période visée par l’arrêt, doit être considéré comme rentrant également dans le champ d’application du règlement. De même, bien qu’il ne concerne que le règlement n°1408/71, la rédaction de l’arrêt permet d’étendre la solution à au nouveau règlement (CE) n°883/2004 (2), venu remplacer le précédent.
Conséquences pour le litige pendant devant le Conseil d’Etat
En l’espèce, M. de Ruyter est résident fiscal français, mais il est employé aux Pays-Bas. En raison de sa résidence fiscale française, il a été soumis à des prélèvements sociaux sur des revenus de son patrimoine, et notamment sur ses rentes viagères. L’un des arguments présenté par le gouvernement français était qu’en droit français ces prélèvements sont qualifiés d’impôts, et non de cotisations sociales. La Cour n’a, logiquement, pas donné suite à cette argumentation, et rappelé qu’en droit de l’Union européenne il était fait recours à des notions autonomes des qualifications nationales.
M. de Ruyter, en application du règlement n°1408/71, tel qu’interprété par la Cour de justice, est soumis à la législation sociale de l’Etat membre d’emploi, à savoir les Pays-Bas. Par conséquent, aucun prélèvement social, même si ils sont assis sur les revenus du patrimoine, ne peut être imposé au requérant par l’Etat français.
Il est donc fortement probable, que le Conseil d’Etat conclura à la non-conformité de la législation française par rapport au droit de l’Union européenne.
Demandes de remboursement des contribuables prélevés à tort
L’étape suivante pour les contribuables sera de demander le remboursement des sommes indûment perçues par l’Etat français. Il est en effet de jurisprudence constante, que le droit d’obtenir remboursement des impôts perçus en violation du droit de l’Union est « la conséquence et le complément des droits conférés aux justiciables » par les dispositions du droit de l’Union européenne (3).
Les dispositions françaises pertinentes, devant respecter les exigences d’équivalence et d’effectivité propres au principe d’autonomie procédurale (4), peuvent être trouvées aux articles L. 190 du Livre des procédures fiscales (ci-après LPF) et R. 196-1 à R. 196-6 de ce même code. Le fonctionnement, quelque peu complexe (la position de l’administration fiscale peut être consultée au BOI-CTX-DG-20-10-40), peut être synthétisé ainsi :
– En principe, le contribuable dispose d’un délai courant jusqu’au 31 décembre de la deuxième année suivant la mise en recouvrement ou le paiement de l’impôt
– Si le contribuable, se sert d’une décision juridictionnelle pour affirmer que l’impôt qu’il a payé était contraire à une norme de droit supérieur (par exemple le droit de l’Union européenne) alors il faut cumuler :
- Un délai de réclamation, qui est celui de droit commun : il court jusqu’au 31 décembre de la deuxième année suivant la mise en recouvrement ou le paiement de l’impôt. Il correspond au délai durant lequel le contribuable peut déposer une réclamation.
- Une période de remboursement, qui court à compter de la mise en recouvrement ou du paiement de l’impôt, et qui dure deux ans (décomptés de date à date).
Ces délais sont donc très courts (5). Le conseil est alors, lorsqu’une condamnation de la Cour de justice est fortement probable, de ne pas attendre le jugement. A cette demande de remboursement, le contribuable prélevé à tort doit aussi compter sur le versement d’intérêts moratoires, fixés à 0,4% par mois en application de l’article L. 208 du LPF.
Enfin, il est possible pour tout contribuable, en application des jurisprudences Francovich (6) et Brasserie du pêcheur (7) de demander à l’Etat français le remboursement du préjudice subi du fait de l’application d’une norme contraire au droit de l’Union européenne.
Les prélèvements sociaux, sont des prélèvements dont le produit est affecté à un financement social, tel que la sécurité sociale par exemple. Ils sont perçus sur les revenus d’activités et de remplacement (les revenus professionnels par exemple) ainsi que sur les revenus du patrimoine (sur la plus-value réalisée suite à la vente d’un immeuble par exemple). Les montants de ces prélèvements ne sont pas négligeables, puisqu’ils peuvent monter dans certains cas à 15,5% du revenu envisagé. La décision de la Cour de justice aura donc probablement un impact certain dans le budget de l’Etat français. Il est à noter que ce n’est pas la première fois que la France fait l’objet d’un arrêt de la Cour de justice sur le sujet des prélèvements sociaux, et qu’elle avait déjà modifié sa législation (8).
Pierre Estrabaud, diplômé du Master 2 Droits et contentieux de l’Union européenne
(1) CJUE, 26 février 2012, Ministre de l’Économie et des Finances contre Gérard de Ruyter, aff. C-623/13, non encore publié au recueil, ci-après « de Ruyter ».
(2) Règlement (CE) n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale.
(3) CJCE, 9 novembre 1983, Administration des financés de l’État italien contre SpA San Giorgio, aff. C-199/82, Rec. p. 3595. Pour une application plus récente : CJUE, 18 décembre 2014, Commission européenne contre Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, aff. C-640/13, Non encore publié au recueil.
(4) CJCE, 16 décembre 1976, Rewe-Zentralfinanz eG et Rewe-Zentral AG contre Landwirtschaftskammer für das Saarland, aff. C-33/76, Rec. p. 1989.
(5) Il n’en a pas toujours été ainsi, puisque l’article L. 190 du LPF a connu depuis 2000 pas moins de 8 réformes. Auparavant, le délai était décompté à partir de la date du rendu de la décision juridictionnelle. Un contribuable pouvait demander remboursement pour les quatre années précédant la décision juridictionnelle.
C’est ce système qui avait été analysé, et validé par la Cour de justice dans l’arrêt Roquette – CJCE, 28 novembre 2000, Roquette Frères SA contre Direction des services fiscaux du Pas-de-Calais, aff. C-88/99, Rec. p. I-10465, ci-après « Roquette ».
(6) CJCE, 19 novembre 1991, Andrea Francovich et Danila Bonifaci et autres contre République italienne, aff. jointes C-6/90 et C-9/90, Rec. p. I-5403, ci-après « Francovich ».
(7) CJCE, 5 mars 1996, Brasserie du Pêcheur SA contre Bundesrepublik Deutschland et The Queen contre Secretary of State for Transport, ex parte: Factortame Ltd et autres, aff. jointes C-46/93 et C-48/93, Rec. p. I-1143, ci-après « Brasserie du pêcheur ».
(8) Deux affaires du même jour : CJCE, 15 février 2000, Commission des Communautés européennes contre République française, aff. C-34/98, Rec. p. I-00995 et CJCE, 15 février 2000, Commission des Communautés européennes contre République française, aff. C-169/98, Rec. p. I-01049.